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The purple pill

Frantz Fanon, tête à claque.

19 Novembre 2014 , Rédigé par Zoé Publié dans #Littérature contemporaine

Allez, souvenez vous :

« John Indien me prit le bras :
- Ne fais pas cette tête-là, sinon mes amis diront que tu fais la fière. Ils diront que ta peau est noire, mais que par-dessus tu portes masque blanc…
Je soufflai :
- Il ne s’agit pas de cela. Mais si quelqu’un entend votre raffût et vient voir ce qui se passe ici ?
Il rit :
- Et qu’importe ? On s’attend à ce que les nègres se soûlent et dansent et fassent ripaille dès que leurs maîtres ont tourné le dos. Jouons à la perfection notre rôle de nègre. »

Moi, Tituba sorcière (M. Condé)

Voici ENFIN la réponse à cette petite devinette digne de celle qui fut posée à Œdipe puisque personne ne trouva la réponse. Maryse Condé se réfère évidemment à Frantz Fanon, grand théoricien des rapports entre Noirs et Blancs aux Antilles, et, dans une moindre mesure, en Afrique. Son livre le plus connu est Peau noire, masques blancs (1971). Stylistiquement, c’est un essai hyper intéressant car il se présente sous une forme très romanesque, sur le ton de la conversation. Fanon convoque sans arrêt des amis qui lui disent telle ou telle chose scandaleuse ou exemplaire, il se met en scène comme un grand psychiatre, il relit Césaire et d’autres poètes.

Frantz Fanon, tête à claque.

« En tant que psychanalyste, je dois aider mon client à conscientiser son inconscient, à ne plus tenter une lactification hallucinatoire, mais bien à agir dans le sens d’un changement des structures sociales. »

« Autrement dit, le Noir ne doit plus se trouver placé devant ce domaine : se blanchir ou disparaître, mais il doit pouvoir prendre conscience d’une possibilité d’exister (…). »
(NdlR : « lactification » ça veut dire l’action par laquelle le Noir tente de se faire Blanc)

Frantz Fanon, tête à claque.

Fanon poète :
« Alentour le Blanc, en haut le ciel s’arrache le nombril, la terre crisse sous mes pieds et un chant blanc, blanc. Toute cette blancheur qui me calcine…
Je m’assieds au coin du feu, et je découvre ma livrée. Je ne l’avais pas vue. Elle était effectivement laide. Je m’arrête, car qui me dira ce qu’est la beauté ?»

« -Regarde, il est beau, ce nègre…
-Le beau nègre vous emmerde, madame ! »

« Je me faisais le poète du monde. Le Blanc avait découvert une poésie qui n’avait rien de poétique. L’âme du Blanc était corrompue et, comme me le disait un ami qui enseigna aux Etats-Unis : « Les nègres en face des Blancs constituent en quelque sorte l’assurance sur l’humanité. Quand les Blancs se sentent par trop mécanisés, ils se tournent vers les hommes de couleur et leur demandent un peu de nourriture humaine. » Enfin j’étais reconnu, je n’étais plus néant. »

Fanon conclut qu’« Il n’y a pas une mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc. » : le Noir et le Blanc doivent, pour s’émanciper, sortir de cette pensée relative, par rapport à un Autre. Ils doivent se tourner vers le présent, et oublier dans une certaine mesure leur passé commun.

« La douleur morale devant la densité du Passé ? Je suis nègre et des tonnes de chaînes, des orages de coups, des fleuves de crachats ruissellent sur mes épaules.
Mais je n’ai pas le droit de me laisser ancrer. Je n’ai pas le droit d’admettre la moindre parcelle de mon être dans mon existence ? je n’ai pas le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé.
Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères. »

Son dernier mot est assez beau (je trouve). La liberté jaillit du corps autrefois outragé, et c’est aussi l’apologie de son travail psychanalytique et psychopathologie qui met en question - littéralement - les hommes :

« Mon ultime prière :
O mon corps, fais de moi un homme qui interroge ! »

Alors pourquoi, me direz-vous, ce billet, si tout va bien dans le meilleur des mondes ? (Encore que je ne dise pas que TOUTE sa pensée ne soit pas discutable.) C’est parce que, dans cet essai assez beau, il y a une page WTF.

La dite page.

La dite page.

Mise en situation : vous lisez tranquillement votre essai pour un cours de Politiques des Littératures Francophones. Innocemment, vous n’aviez jamais lu Fanon until this very moment – entendu parlé, certes, peut-être visionné ce documentaire extrordinaire qui retrace l’histoire des Noirs en France, et alors là, oui, vous saviez, vaguement, de nom, qui c’est. (Noirs de France). Soudain, quelque chose se produit, et voilà que vous regurgitez votre tisane drainage élimination. Désespoir ; mise en question de l’Humanité ; visionnage de photos de bébés chats.

« Comme nous somme habitués à tous les artifices qu’emploie le moi pour se défendre, nous savons qu’il faut éviter de prendre à la lettre ses dénégations. Ne sommes-nous pas en présence d’un transitivisme intégral ? Au fond, cette peur du viol n’appelle-t-elle pas, justement, le viol ? De même qu’il y a des têtes à claques, ne pourrait-on pas décrire des femmes à viol ? Dans S’il braille, lâche-le, Chester Himes décrit bien ce mécanisme. La grosse blonde défaille à chaque fois que le nègre approche. Pourtant elle ne craint rien, l’usine étant remplie de Blancs… en conclusion, ils couchent ensemble.
Nous avons pu voir, alors que nous étions militaire, le comportement de femmes blanches, dans trois ou quatre pays d’Europe, en face de Noirs, au cours de soirées dansantes. La plupart du temps, les femmes esquissaient un mouvement de fuite, de retrait, le visage rempli d’une frayeur non feinte. Pourtant les nègres qui les invitaient auraient été incapables, l’eussent-ils voulu, d’entreprendre contre elles quoi que ce soit. Le comportement des femmes en question se comprend nettement sur le plan de l’imaginaire. C’est que la négrophobe n’est en réalité qu’une partenaire sexuelle putative, - tout comme le négrophobe est un homosexuel refoulé. »

Frantz Fanon, PNMB, p127

Suite à quelques réactions qui regrettaient que je ne contextualise pas plus ce qu'écrit ici Fanon, voici un petit topo :

Fanon, dans les parties 2 et 3 de son ouvrage, traite de la sexualité entre un Noir et une Blanche / une Noire et un Blanc. Dans le second cas, il se réfère surtout au roman autobiographique de Mayotte Capecia, Je suis Martiniquaise. Il s'agit pour elle de blanchir sa peau (et celle de ses descendants, plus trivialement) par cette union. Pour l'homme noir et la femme blanche, il s'agit d'abord de la même chose chez Fanon (je cite :

« On m’aime comme un Blanc

Je suis un Blanc.

Son amour m’ouvre l’illustre couloir qui mène à la pregnance totale…

J’épouse la culture balnche, la beauté blanche, la blancheur blanche.

Dans ces seins blancs que mes mains ubiquitaires caressent, c’est la civilisation et la dignité blanches que je fais miennes. »)

Mais il y a aussi autre chose. Fanon réagit dans le texte que j'ai cité et dont je voulais parlé dans ce billet, à un mythe, celui de l'homme noir violeur. C'est un mythe présent dans le discours social européen et et dérivé de la croyance d'une particularité sexuelle de l'homme noir car 1- le pénis noir est surdimensionné (fausse, je vous épargne les considérations chiffrées de la longueur des différents pénis que fait Fanon) 2- s'il n'est pas surdimensionné l'homme noir possède quelque chose de flou et de magique comme une "vigueur sexuelle extraordinaire".

MAIS - et c'est ce point qui est important - Fanon ne dit pas que les femmes blanches ont peur du viol d'un homme noir parce qu'il est noir, il dit qu'elles sont frustrées et qu'elles recherchent celui-ci parce qu'elles pensent que l'homme noir leur apportera une pleine satisfaction sexuelle (début du chapitre 6, il dit que toutes les femmes négrophobes qu'il a rencontré avaient des vies sexuelles anormales.. ) L'enjeu racial n'est donc pas porté sur le mythe du violeur en lui-même, mais sur la croyance en la sursexualité de l'homme noir.

Donc, le mythe de l'homme noir violeur est certes présent, mais pas capital pour comprendre ce texte qui est avant tout misogyne.

VOUS AVEZ BIEN LU : « De même qu’il y a des têtes à claques, ne pourrait-on pas décrire des femmes à viol ? »

Frantz Fanon, tête à claque.
Frantz Fanon, tête à claque.

Elucidation de cette histoire de Chester Himes : c’est un écrivain afro-américain, dont les œuvres tardives sont lues par les Black Panthers. En me renseignant sur le bonhomme je n’ai pas trouvé de référence à une pensée du viol – bon ok il a intitulé une nouvelle « Une Affaire de viol »-, juste des propos du genre « on peut lui reprocher d’être violent, mais vu la situation à l’époque on aura compris pourquoi ». « Violent » : OUUUUUUUUUUUUH le bel euphémisme. Vraiment, un bel exemple pour votre petit neveu qui cherche à apprendre ses figures de style.

Petite vidéo de l’INA, avec une musique vraiment hyper cool, sur « Une Affaire de viol »

Bon, n’ayant pas lu cela, je ne peux pas vous en dire plus pour le moment mais cela fera l’objet d’un prochain billet, c’est sûr !

Le seul article que j’ai trouvé sur la question de l’homophobie/la misogynie de Fanon utilisait le même genre d’argumentation foireuse que Fanon lui-même sur la question du viol : « Il est homophobe…. Rho, mais non, c’est juste qu’il est gay ! » Merci pour ça. Il est misogyne, c’est parce qu’en fait c’était une femme, c’est ça ?

En bref que faire ?

Les 7 étapes du deuil (illustrées) :

Le choc : Wa’ da’ FUCK ?

Frantz Fanon, tête à claque.

Le déni : Coller la page 126 et la page 127.

Frantz Fanon, tête à claque.

La colère et le marchandage : Cris, jet du livre par la fenêtre.

La tristesse : Le monde n’a plus de sens.

Frantz Fanon, tête à claque.

La résignation : Je n’ai qu’à plus jamais lire.

Frantz Fanon, tête à claque.

L’acceptation : (Dur.)

Frantz Fanon, tête à claque.

La reconstruction :

Ma première réaction a été de regarder la date de parution, mais en fait, c’est bête, que le bouquin date de 1971 ou pas, ça reste l’éloge – enfin la permission – du viol. Finalement, je ne sais pas trop quoi en penser : rattacher cela au domaine de la « psychopathologie » est une solution… (Le titre du chapitre dont est tiré ce morceau de bravoure, c’est «Le Nègre et la psychopathologie » - d’ailleurs cet emploi du mot nègre me dérange VRAIMENT mais je suis bien forcée de l’écrire en citant Fanon. Notez que c’est contre ma volonté.) Mais c’est un peu facile de dire que Fanon est un essayiste génial qui révolutionne le genre de l’essai et qui, malheuresement, accidentellement, est un gros con mysogine et complétement homophobe. D’ailleurs cela me fait penser que je ne sais pas trop quoi penser non plus de ses descriptions des Juifs, qu’il essencialise bien plus que les Noirs. Mais c’est un autre sujet, ne nous égarons pas. Je n’ai pas non plus envie de dire que c’est un homme de son temps.

En fait, je pense que finalement Fanon nous rend service. Il pousse, bon ok, à son insu, le lecteur à s’indigner comme ça au beau milieu d’un truc qu’il était en train de kiffer. L’air de rien, cela nous forme. Lecteurs, restons sur le qui-vive. (Ok, c’est une théorie qui fleure bon la positive-attitude-post-bain-avec-des-sels-à-la-lavande, mais bon, …)

Honnêtement, c’est bien pire dans des bouquins ou des textes qui distilent leur fiel de façon moins concentrée, moins visible. Là, c’est une page, deux paragraphes. C’est graphiquement délimité.

Et tout cela, puisque nous avons décidé de nous cinématographier un peu avec Anne, me rappelle terriblement cette scène finale Wa’ da’ FUCK ? de Saturday’s Fever. Vous savez, cette scène où Tony essaie de violer Stéphanie, qui s’échappe. Non content de cela, et comme il est rejoint par ses amis portant Annette complétement ivre, ils la violent tous, un par un, dans la voiture.

Comme je ne veux pas finir sur une note aussi ignominieuse, voici une info wikipediesque plus légère : « Certains des pas de danse que John Travolta fait durant un de ses solos dans la discothèque furent utilisés dans World of Warcraft en tant que danse des humains et des nains. »

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M
C'est drôle, je n'avais pas lu cette page comme ça...<br /> Des "femmes à viol" (formulation malheureuse, si on la prend dans notre actualité), c'était pour moi, ces femmes qui ont le fantasme du viol. Ce qui ne signifie pas que ce sont des femmes à violer ! Seulement que ce sont ces femmes-là qui, fantasmant sur le viol, exagérant les capacités sexuelles de l'homme noir (et sa "bestialité" de violeur), feignent finalement la peur du noir, qu'elles désirent au fond. (pour preuve cette phrase : "Le comportement des femmes en question se comprend nettement sur le plan de l’imaginaire." ; on parle de la psyché de la femme, pas du fait qu'elle soit une victime toute ordonnée ; du pur fantasme qui n'aurait évidemment aucune mesure avec un viol effectif). Enfin je ne me souviens pas avoir été choquée par cette page (ah, si : par le bas de la page... mais j'ai été frappée pendant toute ma lecture par l'homophobie de Fanon, et je me suis dit qu'après tout, tout esprit brillant avait ses angles morts, et qu'il était dur d'être en avance sur tous les plans).
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